Ce n’est pas la moindre originalité de cette analyse que celle de penser l’état-nation non pas comme la forme politique qui a succédé historiquement aux formes de la cité et de l’empire, mais comme la synthèse de ces deux formes. En pensant l’état-nation comme "empire en miniature" et "cité écrite en large", elle montre aussi que la synthèse de ces deux aspects s’avère problématique. L’empire satisfait les besoins de tous, en les dépouillant de leur identité collective particulière. La cité se veut l’expression active d'une identité collective, à l’exclusion de tous ceux qui ne la partagent pas.
Ainsi les deux logiques menacent l’état-nation en Occident de dislocation : le pôle social l'aimante vers son dépassement par un véritable empire qui ne connaîtrait plus frontières ni politique autre que l'administration des populations vouées à la passivité. Le pôle politique le tire vers le renforcement de l’identité collective par le biais d'une opposition rigide à l’égard des populations non-occidentales.[2] Mais les deux logiques ne se heurtent que provisoirement. L'opposition ami-ennemi qui est censée renforcer l'identité collective des états-nations occidentaux les force d'échanger leur souveraineté contre l'hégémonie du plus fort. La figure de l'empire se dessine donc subrepticement aussi bien dans l'affirmation politique des états-nations à l'égard du monde non-occidental. - On est déjà familier du fait que la logique de l'empire comme affirmation du social est animée par un esprit universaliste "sans frontières". L’analyse de Marsellos nous rend sensibles du fait que l'empire comme affirmation du politique sur une échelle civilisationnelle – celle de l’Occident – est également animé par un universalisme qu'on pourrait appeler "universalisme fini", au sens où s'oppose à d'autres universalismes - pendant la guerre froide, à celui du communisme, après, à celui de l'Umma islamique, aujourd'hui...
Si la dynamique de l’Occident s’achemine vers une synthèse des deux universalismes, on doit se demander quelle sera la figure impériale qui l’incarnera.
On est souvent tenté de penser la puissance américaine en termes d'un empire, dans la mesure où elle ne se limite pas à l'exercice d'une hégémonie sur ses états alliés, mais elle s'immisce dans leur politique domestique. On est plus réticent par rapport à l'Union Européenne. Il y a deux raisons pour cela. D'abord, le fait que depuis sa conception, l'Union Européenne renonce à toute politique de puissance au sens traditionnel. Ensuite, le fait qu'on ne sait toujours pas quel genre d'objet politique elle représente. L'unification européenne se dirige-t-elle vers un super-Etat, ou vers une confédération d’Etats ? La question n’est pas moins embarrassante aujourd’hui que quand Jacques Delors disait qu’elle est un UFO politique, un « objet volant non-identifié ».
Cette question a été débattue dans le cadre du Jean Monnet Module «L’esprit européen à travers la philosophie et la culture. Pour une Europe ouverte» accordé au Département de Science Politique et des Relations Internationales de l’Université de Péloponnèse et du cours EURopen « Pour une Europe ouverte : civilisations, philosophie, histoire » organisé de 2020 à 2023 sous la direction de la Professeure Vassiliki Lalagianni. Christos Marsellos a été de ceux qui ont animé le débat avec des réflexions sur le statut du citoyen dans un cadre post-national. Une inspiration initiale en a été la conférence donnée par le philosophe français Vincent Descombes à l’Institut Français d’Athènes en 2017.
Pour Descombes, la question de l'identité politique de l'Union Européenne est toujours "en souffrance", mais au moins on peut être sûr qu'elle ne constitue pas un empire. L'analyse de Descombes part de l’idée que le seul principe moderne de souveraineté est celui représenté par l’état-nation. C’est le principe de la territorialité, forgé vers la fin du Moyen Âge sur l’idée que le roi de France est un «imperator in regno suo ». Le rois est censé être le seul juge des affaires de son royaume, mais sa juridiction s’arrête aux frontières de ce royaume. Et il est tenu de reconnaître l’autonomie respective des autres souverains. Les royaumes territoriaux sont devenus ainsi les précurseurs des états-nations qui, à partir des traités de Westphalie du XVIIème siècle, ont accepté de coexister sur la base d’une « égalité morale ». Or, un empire par définition nie cette égalité, voué comme il est à l’extension d’un imperium jusqu’aux confins d’une civilisation donnée et même au-delà ; sa vocation universelle le conduit à annexer ce qui lui est extérieur, soit pour protéger la zone pacifiée par son pouvoir soit pour étendre la civilisation qu’elle incarne. Ses frontières sont en ce sens toujours provisoires. Cependant, un centre doit exercer jusqu'aux confins de l'empire un contrôle indiscutable - l'imperium.
Or, selon Descombes, l'unification de l’Europe a été conçue comme un processus d’adhésion volontaire des Etats nations, qui sauvegarderaient leurs droits de sortie. Les transferts de souveraineté ne se font qu'à la suite de délibérations communes et oh combien ! longues. Elle se fait donc à l’encontre de toute idée « impériale » … à moins de changer la définition de l’empire !
C’est ce que propose le professeur de science politique et relations internationales Jan Zielonka, par le concept d’un empire « néo-médiéval ». Pour lui, l’aspect coercitif n’est pas consubstantiel de l’idée impériale. Il est plutôt lié à une certaine forme historique qu’on peut appeler « empire Westphalien », fruit de la mutation des états-nations en empires coloniaux par l’annexion ou la conquête des contrées non européennes. Par contre, les empires médiévaux se caractérisaient par une "diffusion de la souveraineté". L’empereur partageait sa souveraineté avec le Pape, les rois, les princes féodaux, les cités libres. Leurs juridictions s’enchevêtraient et se recouvraient de manière à déborder toute frontière tracée. Aux antipodes de la souveraineté moderne qui se veut indivisible en tant que « monopole légitime de pouvoir dans un territoire donné », le pouvoir au moyen âge était partagé entre plusieurs hiérarchies politiques, sociales, spirituelles.
Zielonka considère que l’Union Européenne est également construite sur la base des frontières floues, des pouvoirs qui se recouvrent et des loyautés multiples. Mais ses frontières ne sont pas provisoires parce qu’elle serait animée par une « volonté de puissance » vouée à l'expansion. Elles sont provisoires parce qu’elle jouit d’une prospérité matérielle et d’un "acquis civilisationnel" qui contraste avec la pauvreté et l’instabilité des pays voisins ; elle exerce donc sur eux un attrait dont elle profite pour « stabiliser » son milieu extérieur, en faisant miroiter à ses voisins la perspective de leur intégration, sous la condition que les nouveaux membres adoptent ses normes et ses valeurs. En cela, elle exerce une « mission civilisatrice » qui va au-delà de l'identité collective particulière à chacun des états-nations qui la constituent. En tirant sa légitimité de cette mission, l’Union Européenne arrive à surplomber les états nations sans pour autant abolir leur existence autonome par un contrôle coercitif - d'où sa qualification d'« empire néo-médiéval ».
Il n'est pas difficile de voir comment se présente la "mission civilisatrice" de l'Union Européenne. Les valeurs universelles des droits de l'homme et de la démocratie comme elles sont affichées dans le Préambule de la « Constitution » de l’Europe sont au coeur du projet européen, leur promotion étant en quelque sorte la raison d'être de l'Union. Mais ici s'arrête le consensus théorique.
Pour Descombes, une affirmation de la mission civilisatrice comment fondement de l’Union constituerait le déni même du politique pour l'existence collective de l'Union Européenne; aucun peuple ne peut être exclu de cette Union, même si son histoire et son identité sont très différentes des peuples de l'Union. Aucun peuple ne peut être exclu, parce que stricto sensu il n’y a pas de peuple spécifiquement européen, avec une identité qui le distinguerait des autres et un destin historique commun qui lui assurerait sa cohésion. Et là où les individus ne sont pas des membres d’un seul peuple, ils ne peuvent pas prendre des décisions sur la base de la majorité, la minorité n’ayant pas des raisons de rester dans le tout politique si les décisions ne lui conviennent pas. Ainsi l’universalisme affiché de l’Union Européenne abolit, selon Descombes, la possibilité à la fois d’une politique extérieure et d’une politique intérieure : tous les pays ont vocation d’entrer dans une Union fondée sur des principes universels, sauf ceux qui s’y refusent. L’Union elle-même ne peut pas définir ses frontières ; mais s’il n’y pas de distinction à l'égard de l'extérieur, il ne peut pas y avoir de processus vraiment démocratique au sein de l'Union - il ne reste que des compromis inavouables finalement imposés par les lobbies et les intérêts.
Zielonka verrait au contraire dans l'universalisme des valeurs la figure d’une « mission civilisatrice » qui est indispensable pour tenir ensemble les multiples « niveaux » et « réseaux » du pouvoir au sein de l’Union. Une mission civilisatrice reconnaît par définition l’existence d’un extérieur dont la transformation est l’objectif des décisions et des initiatives, bref, d’une stratégie. Elle implique donc une politique extérieure. Elle permet aussi une politique intérieure dans la mesure où les états-nations gardent une autonomie relative ; la vie politique des citoyens se déroule toujours aux interstices des institutions communautaires et entre les « acteurs » divers, infra-, inter- et supra-étatiques.
On pourrait peut-être comprendre mieux les deux positions en les alignant aux deux universalismes dégagés de l’analyse de Marsellos. Descombes a l’air de parler de l’« universalisme sans frontières » qui joue le social contre le politique. Même s’il récuse la description de l’Union comme un empire, il admet néanmoins que le spectre d’une logique impériale est aux fondements de l’Union et sape sa capacité politique. Zielonka laisse profiler un « universalisme fini », porteur d’une politique d'ordre impérial à peine inavouable. La question se pose donc de savoir sur quel universalisme s'oriente la dynamique impériale, s'il en est une, de l'Union Européenne?
Sans aucun doute, la réponse à cette question ne peut venir que de l’étude approfondie de l’actualité européenne. Mais l’interrogation de la réalité est toujours guidée par des concepts qui thésaurisent l’expérience du passé. Cette expérience nous apprend que certaines possibilités vont ensemble et que quand une possibilité se réalise, on doit attendre la réalisation de certaines autres. Comme l’enseignait Max Weber, on saisit toujours le réel à l’aune de sa proximité ou sa distance à certaines attentes conceptuelles. Le recours à l’histoire peut donc nous aider à élucider et raffiner nos concepts, avant de les appliquer sur la réalité courante.
Si nous nous tournons en effet que vers la pratique impériale dans l'histoire, nous verrons d'abord que la mission civilisatrice n’était pas d’emblée liée à une "diffusion du pouvoir". Dans l’empire Carolingien, archétype de tous les empires européens à venir, elle a été plutôt la source d’un modèle de pouvoir « d’en haut », imposé à la diversité des tribus franques et des réseaux locaux de patronage après la chute de l’Empire romain. Cette imposition du pouvoir "d'en haut" a été le moment inaugural de l’histoire Européenne, dans la mesure où la « Renovatio » de l’Empire romain par Charlemagne a créé une civilisation distincte. Un nouveau monde – qu’on décrit par la fusion du monde latin et germanique – a été créé par le dépassement de toute fondation naturelle du pouvoir – que ce soit sur les coutumes, les expériences historiques, les traditions, la langue, les liens locaux. Pour Charlemagne, avoir recours à une nouvelle base de légitimation pour son pouvoir était une nécessité vitale. Il l’avait construit dans une première phase par l’unification des réseaux de loyauté « féudo-vassalique » en sa personne, en exploitant son charisme de grand chef guerrier. Mais quand l’expansion du royaume franc s’est épuisée vers la fin du 8ème siècle, le butin à partager s’est amenuisé ; une nouvelle source de légitimité a donc jailli de son couronnement par le Pape Leo III. Charlemagne n’était plus le chef des tribus, mais la tête d’une communauté – on l’a chanté comme Apex Europae ! - au service d'une cause transcendante, qui était la protection de la foi. Un Empire chrétien ne serait redevable en rien à la simple humanité divisée en autant d’entités politiques contingentes ; il serait la forme politique d’une humanité régénérée par la foi et unifiée dans la mesure de sa régénération. L’Empereur serait à la tête d’une communauté surnaturelle et n’aurait pas de comptes à rendre à aucune institution humaine. Cette communauté surnaturelle ne saurait non plus se définir par des frontières naturelles. Elle serait donc d'une essence autre que toute communauté d'origine simplement naturelle ou historique ; ainsi l’« Europe » prit conscience d’elle-même comme d’une réalité absolument différente de toutes les entités politiques, royaumes ou principautés, qui ne sont que des grandeurs mondaines fortuites, agglomérations créées par les alluvions de l’histoire. Elle s’est sentie différente de l’empire byzantin, lequel, bien que chrétien, n’était que la simple continuation historique de l’Empire romain et n’avait pas été créé dans le but express de la défense de la foi chrétienne.
Les héritiers de Charlemagne, qui n’avaient pas son charisme, n’ont pas pu résister à la contre-attaque de l’aristocratie féodale. Ils n’ont pas pu sauvegarder l’unité surnaturelle face aux assauts des barbares du IXème siècle et de la nécessité d'une défense locale. Mais sa division par le traité de Verdun en 843 n’a pas signalé le morcellement de l’Empire au profit de la souveraineté territoriale telle qu’elle a été affirmée à la fin du Moyen Âge. L’Empire a eu un avatar intermédiaire dans le régime de « confraternité » parmi les petits-fils de Charlemagne, avant de passer à la « monarchie universelle » du Saint Empire Germanique qui a appris à composer avec les entités politiques naturelles, royaumes, principautés et cités libres. Il y avait désormais entre l'Empire et ces entités une complémentarité des fonctions : d’un côté l’entité politique « transcendante » et « nécessaire » ; de l’autre les entités politiques « contingentes ». Ainsi l’Empire s’est transformé en une « réalité idéale » : pouvoir consacré « d’en haut », mais qui ne représente plus le superlatif d’une puissance mondaine – au moins jusqu’à son accaparement par les Habsbourgs. L'idée d'une "unité idéale" qui surplombe mais n'anéantit pas la diversité dans son sein est peut-être un héritage historique qui a été réactivé dans l'unification européenne au XXème siècle.
On pourrait penser que la traduction politique de l’universalisme de la foi débouche naturellement sur un « universalisme sans frontières ». Or au cours de l'histoire européenne, la protection de la foi a toujours été une affaire d'opposition, soit aux infidèles, soit aux hérétiques. Pourtant elle ne débouche pas non plus sur un universalisme "fini" qui s'avouerait comme tel en reconnaissant un extérieur. Le legs historique d'un Empire qui s'est affirmé à son début comme une puissance mondaine et qui a persévéré dans son être en devenant « idéal», brouille la distinction entre les deux figures d'universalisme. Car en restant la seule entité politique intrinsèquement légitime, l’Empire qui est "au service de la foi" délégitime toutes les autres entités politiques, celles qu’il englobe aussi bien que celles qui sont à l’extérieur de son orée civilisationnelle. Elle reproduit ainsi une distinction ami-ennemi dans laquelle l’ennemi n’a pas le droit d’être. Il ne jouit pas de l’« égalité morale » que se reconnaissaient mutuellement les états-nations sortis du giron de l’Empire. - Retournons-nous au présent et substituons à cette fonction de l’Empire comme protection de la foi la fidélité aux droits de l’Homme et la démocratie. Y-verrions nous seulement une figure du social vouée à l’inclusion de tous dans un projet social qui dissout le politique? Il y a lieu de croire qu’on y verrait une con-fusion de deux universalismes, et par là une résurgence du politique sous la forme de l’inimitié, mais peut-être sans la modération d’une reconnaissance réciproque entre l’ami et l’ennemi.
* Professeur Adjoint de Philosophie Politique et Théorie Sociale, Département de Sciences Politiques et de Relations Internationales, Université du Péloponnèse

La publication de cet article a été faite avec le soutien du programme Erasmus + programme of the European Union (PROJECT NUMBER –619989-EPP-1-2020-1-EL-EPPJMO-MODULE)
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All links accessed on 27/11/2023.
[1] Christos Marsellos, « Qui peut (judicieusement) voter ? », Defending Democracy Press, 18/07/2023, https://www.defenddemocracy.press/qui-peut-judicieusement-voter/
[2] Une question de terminologie : dans les polémiques courantes, la dimension politique est appelée « nationale » au sens restreint de loyauté à une identité collective particulière ; tandis que la dimension sociale est associée à la négation de la nation. En Grèce on appelle ceux qui priment le social sur le politique « ethno-nihilistes ».Mais la force de l’analyse de Marsellos est de montrer que les deux dimensions sont constitutives du phénomène moderne de l’état-nation.



